Deux semaines à Marseille avec Madame Cavafy
Dans la biographie du grand poète grec Constantin Cavafy (1863-1933), écrite par Robert Liddell (1908-1992), il est dit qu’en septembre 1877, les Cavafy, mère et fils, quittent Liverpool. Après trois jours à Londres, au Charing Cross Hotel, deux jours à Paris à l’Hôtel du Louvre, ils passent quatorze jours à Marseille au Grand Hôtel.
Chariclée (Χαρίκλεια Καβάφη), la mère (photo en tête d’article), veuve, envisage brièvement de s’établir dans la cité phocéenne. Elle tente de faire engager un de ses fils, Pierre, comme courtier auprès de négociants grecs de Marseille qu’elle connaissait. Constantin, le dernier né, est âgé de seulement 14 ans. Leur père est décédé en 1870.
Les efforts de Chariclée et de Pierre furent vains. Il faut dire que Pierre ne s'était pas fait remarquer favorablement dans le milieu des affaires. Vers la fin septembre, ils poursuivent leur voyage vers Alexandrie où Constantin trouvera l’inspiration et deviendra une des figures de la ville, dans un domaine plus littéraire ...
Cependant, quel contexte marseillais les Cavafy ont-ils connu, même brièvement ? Qui ont-ils pu contacter ? Que serait devenu Constantin à Marseille si la famille s’y était installée ?
Ce n’est pas par hasard que Madame Cavafy arrive à Marseille. La famille a vécu dans d’autres villes d’importance économique : Constantinople, Londres, Liverpool … La seconde moitié du XIXème siècle est particulièrement faste pour le grand port français. L'ouverture du canal de Suez, les colonies, l’arrivée du train et des navires, le développement commercial et industriel, … la ville est le passage obligé vers de nombreuses destinations.
Entrepreneurs, fonctionnaires, militaires, professionnels du commerce, artistes, hommes politiques, souverains, diplomates, ... tous passent par Marseille. De grands hôtels ouvrent sur les artères principales de la ville, notamment sur la Canebière, appelée alors rue Noailles.
Par ailleurs, en 1863 à Marseille, on peut dénombrer, selon Pierre Echinard (1996), une centaine de maisons de commerce grecques, « deux fois plus que Londres, trois fois plus que Vienne ou Livourne » et peut-être autant que Trieste.
Le Grand Hôtel de Marseille
Parmi les nombreux hôtels, l’établissement que l’on appelait à ses débuts le Grand Hôtel de Marseille et qui accueille les Cavafy est ouvert depuis mai 1863 à l'angle de la rue Noailles (actuelle Canebière) et du boulevard du Musée (actuel boulevard Garibaldi). A cette époque, les hôtels particuliers et les maisons de rapport du XVIIIème siècle disparaissent pour laisser la place à de nouvelles constructions qui redessinent la ville.
Le Grand Hôtel fut l’un des plus luxueux palaces de la ville et comptait 15 chambres par étage. Grand bâtiment de 5 étages inspiré des modèles parisiens, l’hôtel est composé d’un grand hall, d’une salle à manger et possède son propre cabaret (où Charles Trenet fera ses débuts). Son restaurant Louis XIV était selon l’établissement, « splendide » et le « plus renommé de la ville ».
Le Grand Hôtel Noailles - Métropole, son voisin, est construit en 1865. Les deux établissements seront d’ailleurs réunis sous la même direction en 1956 et totaliseront à eux deux plus de 300 chambres.
Au sein du Grand Hôtel se trouvait l’Agence de la Compagnie Internationale des Wagons-lits pour faciliter les démarches de sa clientèle. L’hôtel possédait également depuis 1866 le Grand Café Glacier plus bas sur la Canebière face au Palais de la Bourse.
Après sa fermeture et son abandon un siècle plus tard, la Ville de Marseille et l'État décident d'acquérir l'immeuble. Il est réhabilité en 2004 pour devenir un Hôtel de Police, le commissariat central de Marseille. Au total, 400 agents de la police nationale ont depuis investi les lieux.
Un des éléments remarquables est le fronton de sa porte d'entrée principale ; il est dû à Auguste Ottin, grand prix de Rome, qui y a figuré, en hommage aux qualités de Marseille, les dieux du Commerce (Mercure) et de la Navigation (Neptune).
Les Grecs de Marseille
Déjà présents au XVIIIème siècle avec leurs navires sous pavillon ottoman, ce n’est qu'à partir de la Restauration que les Grecs forment une véritable communauté à Marseille : de nombreuses et grandes familles commerciales, originaires pour la plupart de Chios, Constantinople et Smyrne, viennent grossir les rangs jusque dans les années 1860.
Il s'agit d'une « aristocratie commerciale » dont les origines remontent souvent à l'Empire byzantin (et à ses empereurs). En exemple, les Zafiropoulo (famille phanariote), ou alors les grandes familles de Chios comme les Pétrocochino, Agélasto, Argenti, Ralli, Rodocanachi, Schilizzi, Sechiari et Vlasto.
On peut aisément imaginer que Madame Cavafy a fait appel à ces familles et à leur solidarité. Mais, pour des raisons incertaines, les parties n’ont pas trouvé un terrain d’entente et la famille Cavafy s’en est retournée en Egypte, pays où Constantin avait vu le jour.
Docteur Georges Rodocanachi (1876-1944) : il décède à Buchenwald après avoir été arrêté par la gestapo pour son aide apportée aux Juifs et aux soldats britanniques.
Quelques grands noms de cette communauté florissante :
- La Maison Zafiropoulo et Zarifi, dite Maison Z/Z, fondée en 1852. Elle est spécialisée dans l'importation de blé d'Odessa et prend une importance capitale en devenant une des maisons les plus prospères du commerce marseillais. La Maison Z/Z a eu des agences à Constantinople (son siège central), à Londres-Liverpool, à Odessa et à Trieste. Les deux lettres Z/Z, inscrites sur les sacs de farine, furent connues et popularisées dans tout le midi de la France.
- La famille Argenti, venant de Chios, fonde à Marseille en 1820 la société « Argenti père et fils », réunissant ainsi des intérêts présents dans plusieurs villes européennes. Philip Argenti, né à Marseille vers la fin du 19ème siècle, historien et diplomate, devient par ses donations à la Grèce un de ses célèbres évergètes (bienfaiteurs).
- La famille Ralli de Chios également. La première maison marseillaise est fondée en 1816 sous le nom « Argenti-Ralli » pour devenir en 1823 la firme « Ralli, Schilitzi et Argenti ». Il s'agit d'un réseau familial international ayant des sièges à Livourne, Manchester, puis à Liverpool, Londres, Trieste, Constantinople et Odessa. C'est d'ailleurs d'Odessa que l'entreprise exportera des céréales de l'Ukraine et des Principautés roumaines, vers Marseille et le reste de l'Europe de l'Ouest. Au milieu du XIXème siècle et au-delà, le réseau de cette société s'étendra à l'échelle du monde avec des comptoirs situés aussi loin que les Indes, New York et Alexandrie, sans compter, dans les années 1860, la création d'une ligne de navigation entre les États-Unis, l'Angleterre, Marseille, Odessa, l'Empire ottoman et les Indes.
- La famille Rodocanachi. Fuyant les massacres de Chios, la famille s'établit dès 1822 à Londres, Marseille, Livourne et Odessa. Parmi ceux qui sont restés en France, il faut citer Emmanuel (1859 - 1934), historien, membre par correspondance de l'Académie d'Athènes et couronné par l'Académie française pour l'ensemble de son œuvre.
Images de l'église grecque, hier et aujourd'hui.
L’église grecque de la Dormition de la mère de Dieu :
S’il est un lieu où les Grecs de Marseille devaient se retrouver à cette époque, c’est bien l’église orthodoxe de la ville. La première demande aux autorités françaises d’établir un culte orthodoxe à Marseille date d’avril 1796. Ce n'est qu'en 1834 qu'une première église est inaugurée. Elle sera remplacée par une nouvelle en 1845, celle que visitera très certainement la famille Cavafy, aujourd’hui rue de la Grande Armée.
Consulat de Grèce à Marseille
Marseille a une importance capitale pour les Grecs et pour le jeune Etat grec. Les grandes familles d'armateurs y font fortune dans le commerce.
Aussi, le consulat, l'un des plus anciens du réseau diplomatique grec, a ouvert ses portes dès l’année 1834, peu de temps après la guerre d’indépendance grecque.
Malheureusement, ce consulat a fermé ses portes très récemment …
Ainsi, Constantin aurait-il écrit la poésie que nous lui connaissons, s’il était devenu marseillais ? Aurait-il convoqué le fondateur Protis, l’astronome Pythéas, l’explorateur Euthymènes ou d’autres Massaliotes de la riche histoire antique de la plus vieille ville de France ? La fondation de Marseille est même plus ancienne que celle d’Alexandrie. Parmi la population, aurait-il trouvé la sensualité qui a tant inspiré son œuvre ?
Quoi qu’il en soit, les poèmes de Constantin sont d’une telle beauté que les Marseillais ne doivent rien regretter !
La ville
Tu as dit : « J’irai vers un autre pays, j’irai vers un autre rivage,
pour trouver une autre ville bien meilleure que celle-ci.
Quoique je fasse, tout est condamné à tourner mal
et mon cœur – comme celui d’un mort - gît enterré.
Jusqu’à quand pourrais-je laisser mon esprit se déliter en ce lieu ?
D’où que je me tourne, d’où que je regarde
je ne vois que les sombres ruines de ma vie, ici,
là où j’ai passé tant d’années, gâchant ma vie, détruisant ma vie.
Tu ne trouveras point d’autre pays, tu ne trouveras point d’autre rivage.
Cette ville te poursuivra toujours.
Tu traîneras dans les mêmes rues, tu vieilliras dans les mêmes les quartiers, et grisonneras dans mêmes maisons.
Toujours tu termineras ta course dans cette ville. N’espère point autre chose ;
il n’y a aucun bateau pour toi, il n’y a aucune route.
Maintenant que tu as dévasté ta vie ici, dans ce petit coin perdu,
tu l’as détruite partout dans le monde.
Traduction : Marguerite Yourcenar et Constantin Dimarras, "Poèmes", Gallimard, 1998
Sources
Les Grecs de Marseille et le nationalisme grec (enssib.fr)
Historique - Eglise de la Dormition de la Mère de Dieu (eglise-dormition-marseille.org)
Chronologie | Constantin Cavafis (wordpress.com)
« Cavafy, une biographie », Robert Liddell, Editions Héros-Limite, 2021