PLETHON ou la Renaissance de Platon
Dans les années 1930, lors de son voyage dans le Péloponnèse, Nikos Kazantzakis, auteur de « Alexis Zorba », visite les ruines de la ville byzantine de Mystra. Il pense alors tout naturellement à Georges Gémiste Pléthon, philosophe néoplatonicien.
Pourquoi la cité de Mystra et le philosophe Gémiste Pléthon sont à ce point liés et à ce point importants aux yeux des Grecs, particulièrement de Nikos Kazantzakis, à la recherche d’un idéal philosophique ?
La ville de Mystra a été fondée en 1249 par Guillaume II de Villehardouin, prince latin d’Achaïe de 1246 à 1278. Elle est perchée sur un éperon rocheux du mont Taygète et surplombe la plaine de Sparte.
L'Empire byzantin en 1450 (Voir aussi mes articles « Le fleuve Eurotas » et « Kontoglou, peintre d’cônes »).
Au XIVème et XVème siècle, Mystra est beaucoup plus qu’une capitale provinciale de l’Empire byzantin. Centre artistique, intellectuel et religieux, la ville connaît une véritable Renaissance. Des écrivains et philosophes s’y rencontrent ; des architectes construisent de nombreuses églises, des palais et des demeures de styles et de techniques très innovants. De nombreux artistes décorent les monuments de mosaïques, de fresques et d’icônes, encore en partie visibles aujourd’hui.
A l’époque, cette région du sud de la Grèce est, avec la ville de Constantinople, à peu près tout ce qui subsiste de l’Empire byzantin grignoté par les Ottomans. La splendeur de Mystra semble être un dernier sursaut avant la chute. En 1453, les Turcs ottomans prennent Constantinople et c’est la fin de l’Empire byzantin.
Mystra, aujourd'hui.
Mais, pour Georges Gémiste, dit Pléthon (Γεώργιος Γεμιστὸς Πλήθων), la cité de Mystra sera le lieu d’un doux exil.
Pléthon fut l'un des penseurs byzantins les plus originaux de son temps. Né entre 1355 et 1360 à Constantinople, il fit d'abord ses études au sein de l'école platonicienne de la capitale impériale, puis à Andrinople, où enseignaient Chrétiens, Juifs et Musulmans. Là, il étudia Aristote, Zoroastre et la philosophie cabalistique hébraïque.
De retour à Constantinople vers 1407 pour enseigner, ses cours sur Platon, jugés hérétiques, firent scandale. Il eut maille à partir avec l’Église quant à sa présentation du concept de Dieu chez Platon et Aristote.
L'empereur Manuel II Paléologue, qui était son ami et son admirateur, préféra alors l’exiler à Mystra, devenu cet important centre intellectuel dans le despotat de Morée.
Pléthon fut plutôt ravi de cette décision. Habiter au cœur du Péloponnèse, près de l’ancienne Sparte à la discipline rigide, convenait tout à fait à ce néoplatonicien.
À Mystra, Pléthon enseigna la philosophie, l’astronomie, l’histoire et la géographie tout en écrivant dans ces disciplines et en compilant des résumés de nombreux auteurs classiques. Il eut aussi d’illustres élèves.
Lorsque Théodore II, despote de Morée et fils de l’Empereur Manuel II, fit de lui le premier magistrat de la cité, Pléthon affecta de jouer à la cour du despote le rôle que Platon avait joué à celle de Syracuse.
Pléthon développa le concept, non évident pour l’époque, d’une filiation entre Byzantins et Grecs de l'Antiquité. Il considérait d’ailleurs Constantinople moins comme la seconde Rome que comme l'héritière de la culture et de la civilisation grecque ou hellène.
Il rédigea entre 1415 et 1418, à l'intention de l'empereur et de son fils, un vaste plan de réformes politiques, économiques, sociales et militaires basées sur les textes de Platon.
Le projet de Pléthon : Faire de la Morée une société dotée de trois classes sociales (les travailleurs manuels, les fonctionnaires et une classe de gouvernants incluant les militaires). Les soldats devaient être professionnels et nés en Grèce. Leurs services seraient rémunérés par les contribuables. La terre devait appartenir à l’État qui recevrait un tiers de la production. Le commerce devait être strictement contrôlé et l’usage du numéraire réduit au minimum. Au contraire, on encouragerait le troc et on limiterait les importations. La mutilation devait être abolie mais les homosexuels, en tant que déviants, devaient être envoyés au bûcher ...
Ces réformes furent jugées utopiques. Ni l’empereur, ni le despote ne tentèrent de les mettre en œuvre. Ce projet lui conféra cependant la réputation de grand penseur juridique.
Le terme d’Hellène perdait alors la connotation péjorative qui l’avait longtemps lié au monde païen antique. L’Empire se réduisant de plus en plus, l’héritage grec prenait une nouvelle signification. Mystra, située au cœur de la Grèce, permettait d’espérer une possible résurrection de l’hellénisme antique :
« Il n’est de pays (écrit Pléthon) qui soit plus intimement associé aux Grecs que le Péloponnèse… ».
Voyant dans les habitants du Péloponnèse les descendants directs des anciens Hellènes, Pléthon rejetait l’idée acceptée depuis l’Empereur Justinien d’un empire universel et proposait plutôt de rebâtir la civilisation hellène telle qu’elle avait été à son zénith.
Mais il faudra attendre le XIXème siècle pour voir renaître un Etat grec et l’émergence d’une identité grecque moderne au sein de cet Etat.
Pléthon = Πλήθων, participe présent signifiant « qui est plein, abondant », est, en grec ancien, synonyme de l'adjectif verbal γεμιστός / gémistos, et se rapproche phoniquement du nom Platon.
Pléthon en Italie :
En 1425, Jean VIII Paléologue succéda à son père Manuel II. Il consulta Pléthon au sujet de la réconciliation des Églises grecque et latine. Un concile devait se tenir à Ferrare, il aura lieu à Florence.
Pléthon s’était déjà quelque peu éloigné du christianisme. Mais il participa au concile de Florence (1437-1439) en tant que membre de la délégation byzantine et à titre de délégué laïc. Octogénaire, il donna dans cette ville de nombreuses conférences qui firent revivre la pensée platonicienne en Europe occidentale.
Il rencontra Cosme de Médicis qui fonda une nouvelle Académie platonicienne. Cette école entreprit notamment la traduction des œuvres complètes de Platon.
Le concile de Florence devait être l’occasion pour les Occidentaux de découvrir l’étendue de la philosophie grecque antique grâce aux savants byzantins. Pléthon mit en évidence la différence entre les philosophies de Platon et d’Aristote. Il réintroduisit ainsi la philosophie platonicienne dans un monde où, depuis le Moyen Âge, dominait celle d’Aristote.
On alla jusqu’à parler de lui comme d’un « second Platon ». Son influence aura ainsi été plus grande en Occident, où s’amorçait la Renaissance, que dans l'empire byzantin lui-même.
De retour à Mystra, où il devait mourir le 26 juin 1452, Pléthon fut nommé au Sénat et devint magistrat de la ville. Il passa ses dernières années à enseigner, à écrire et à poursuivre la lutte qui l'opposait à Gennade II Scholarios, patriarche de Constantinople et défenseur d’Aristote …
En 1465, lorsque Sigismondo Pandolfo Malatesta, à la fois condottiere et érudit, entra à Mystra à la tête de l’armée vénitienne, il fit retirer le cercueil de Pléthon de l’humble sépulture où il reposait pour le ramener dans sa ville de Rimini, où il fit construire, dans la cathédrale de Saint-François, une tombe splendide sur laquelle il fit graver : « Au plus grand philosophe de son temps ».
Gémiste Pléthon a donc transmis à l’Occident, à l’instar de nombreux intellectuels byzantins fuyant l’invasion turque, cet héritage antique qui a ouvert la voie de la Renaissance. Il a de plus réfléchi à une identité grecque basée sur ce glorieux passé, bien avant les penseurs des XVIIIème et XIXème siècle.
De nombreux manuscrits attribués à Pléthon sont parvenus jusqu’à nous et se trouvent dans diverses bibliothèques européennes. Il composa des œuvres de philosophie, théologie, musique, rhétorique, grammaire, histoire, des traités de géographie et des oraisons funèbres.
Sources
Gémiste Pléthon — Wikipédia (wikipedia.org)
Site archéologique de Mystras - UNESCO World Heritage Centre
Photo en tête d'article : Portrait de Gémiste Pléthon, Benozzo Gozzoli (1420-1497), détail de Cortège des mages 1459 (fresque), Chapelle des Mages Palais Medici-Riccardi (Florence).